Diffraction, une loi d’optique: c’est ce devant quoi nous place le présent recueil d’une soixantaine de photographies que Matthias Koch a sélectionnées au sein des différentes séries, nombreuses, qu’il compose depuis une vingtaine d’années.
Unheimlichkeit
de Matthias Koch avec une préface de la philosophe française Claude Molzino
Edition en format poche 15×23 cm, 116 pages, édition limitée à 200 exemplaires, numérotés et signés par le photographe.
(épuisée)
Claude Molzino
Toutes ces photographies présentent des fragments – Stücke, des morceaux, des bouts – de monde, le nôtre. Ces images ont été cueillies dans tous les coins du monde, mais cela n’importe pas ici; les contextes et les origines sont multiples, la diversité des continents et des cultures disent le grand voyageur qu’est le photographe, et pourtant toute particularité exotique et simplement anecdotique est effacée, non pas niée, mais dépassée, relevée par la vision qui porte toutes ces photographies et les éclaire ou plus précisément, les fait naître de la clarté singulière qui la caractérise.​​​​​​​
Car telle est la loi de la diffraction qu’il faut bien une lumière une au point de départ de cet éclatement en morceaux de la réalité capturée par l’objectif; au démembrement il faut une assise d’unité et c’est donc celle-ci dont il nous revient d’interroger l’identité. C’est en effet bien une question d’identité qui se joue dans ces clichés, non celle du photographe, mais celle du monde qu’il entend montrer. En même temps que ce morcellement du réel, le photographe nous délivre la sienne vision par laquelle nous pouvons saisir tous ces éclats visuels comme autant d’échantillons du monde contemporain dans son indifférenciation planétaire de plus en plus homogène qui rend sans importance de savoir si le cliché a été pris à Amsterdam ou à Hong-Kong, si l’on est à Athènes, à Caracas ou en Seine-et-Marne; c’est justement cet espace isotrope et isomorphe de la modernité nivelante, écrasante, écrasée sous le règne de la technique et du calcul comme seuls étalons ontologiques qu’il s’agit de regarder en face. Le proche et le lointain, le familier et l’exotique apparaissent sous le même jour, la banalité quotidienne d’ici ou d’ailleurs révèle son identité au sens d’une apparente similitude, mais l’œil du photographe vise à en dévoiler l’identité au sens de l’essence: en effet, le geste photographique de Matthias Koch est animé d’un esprit philosophique qui veut dévoiler, faire connaître, porter au questionnement et donc à la dimension du sens; et pour être mis en question, le monde est mis à la question, ce qui donne à ces images un goût de violence alors qu’elles ne le sont jamais, ni intrusives, ni voyeuses, mais c’est la manière de traiter l’image qui en est cause et qu’il faut ici préciser, le style dans ce qu’il a de propre au photographe et qui est inséparable de sa vision.​​​​​​​
Tout d’abord, l’espace s’ouvre dans la vérité originelle du Noir-et-Blanc[1], c’est-à-dire dans une opération d’abstraction par rapport à la réalité naturelle perceptive, non qu’il s’agisse de la quitter mais bien au contraire de la révéler dans son sens et parvenir à son intériorité; dans ce contraste chromatique, les noirs sont accentués, alourdis même, car selon l’œil de Matthias Koch, il faut l’ombre pour rendre visible la lumière, et il faut la lumière pour rendre la réalité visible. Avouons que le résultat n’a rien de la légèreté désinvolte du tourisme photographique et bien souvent le motif baigne dans une clarté crue comme déversée par l’ampoule nue qui pend au plafond d’une chambre de torture; de plus, le photographe qui veut aller à l’essentiel construit le fragment qu’il découpe dans un cadrage singulier qui le structure et pour ainsi dire le fige par cet éclairage d’interrogatoire: le monde est sommé de cracher le morceau comme on dit, de cesser de dissimuler, de mentir, d’aveugler, car cette violence dans le traitement de la photo n’est pas gratuite, elle est la forme visuelle de l’interrogation et si une suspicion de tromperie préside à la captation en image du réel, ce n’est pas par malveillance misanthrope mais par volonté de vérité; ce qui fait de cette photographie une pratique du paradoxe, car il s’agit de dénoncer ce qu’il y a de fallacieux dans le monde contemporain du spectacle par la mise en image, retournant la vision irréfléchie en regard: faire voir l’illusion, montrer le trompe-l’œil mais sans s’enivrer dans un second degré trop souvent complaisant avec ce qu’il fustige. Il ne s’agit pas d’exhiber et donc de se montrer aussi soi-même comme belle âme, mais de témoigner, et la simplicité formelle, l’indifférence à l’égard du matériel et de ses performances techniques sont ici un gage d’authenticité c’est-à-dire aussi d’une certaine souffrance. La dénonciation de la cruauté et de la bêtise de la consommation comme règle de vie, de l’univers du factice et de l’obsolescence des choses et des produits qui rendent les hommes eux-mêmes facultatifs et inconscients de l’être voire heureux, l’accusation de la mise à sac planifiée de la nature, du crime organisé généralisé comme contrat social, …etc, tout ce que l’on ne peut plus ignorer de la réalité de notre époque, c’est ce que contient le noir densifié de ces images dans leur découpage souvent impitoyable. Devant ces photos, s’impose immanquablement à moi le souvenir de ces mots écrits par Christian Bobin dans La grande vie[2]:     
Écrire – glaner ce qui a été abandonné à la fin du marché, fin du monde.
Robert Antelme qui a été déporté et a failli mourir dans un camp de concentration dit à un ami sur un trottoir parisien: je ne vois pas de différence entre le monde et les camps de concentration. Quitter sa femme parce qu’elle vieillit et devient moche, ajoute-t-il, c’est du nazisme.
La loi de continuité dans les phénomènes a beau impliquer – et il ne s’agit pas de l’oublier et de tout confondre ou rabattre sur un seul niveau ce qui reste irréductible – des seuils, les différences produites par les passages à la limite n’en sont pas moins permises par le caractère franchissable de ces seuils dont la traversée confirme la continuité du réel au moment même où il semble la nier en la dépassant. Disons-le autrement, quand le sol est glissant, l’on passe insensiblement d’un degré à un autre pour ne s’apercevoir souvent que trop tard qu’il est trop tard. Aujourd’hui la planète tout entière est devenue glissante. C’est donc une teneur d’alerte que recèlent ces photographies dans l’âpreté de la tonalité qui les imprègne.
Mais dénoncer est un combat, qui ne peut être conduit qu’au nom de ce qu’il faut secourir, sauver, restaurer; autant dire que les photographies de Matthias Koch n’affichent pas une altière posture de critique et la bonne conscience qui va avec mais assument un courageux engagement pour la sagesse seule à même de préserver la vie, l’humanité, la nature en mettant en lumière leur vulnérabilité et leur irremplaçable valeur oubliées, recouvertes ou défigurées par la grande illusion babylonienne du monde contemporain orchestrée par le cynisme de ses souteneurs. 
Déplacer les lignes habituelles et acceptées sans réserve par une majorité résignée ou enthousiaste, décaler les visions familières, altérer les évidences et les conformismes, faire apparaître de l’inusité dans le trop bien connu, ouvrir à une altérité au sein du prévisible et maîtrisé, dans la banalité quotidienne révéler de l’étrangeté: Unheimlichkeit, le titre choisi par le photographe pour baptiser ce recueil n’a rien d’usurpé. L’on sait que l’inquiétante étrangeté, comme on traduit en général ce vocable allemand relève d’une zone trouble de la conscience lorsqu’un soupçon s’immisce sur le sens de ce que l’on perçoit et vit, lorsque l’évidence se fissure et que l’étonnement réveille de sa salutaire secousse l’esprit somnolant dans ses convictions lénifiantes; l’étonnement source du philosopher selon le Stagirite, fondement donc, du travail de la réflexion et de l’assomption d’une conscience responsable. Il s’agit de comprendre que tout pourrait être autrement, un autre monde est – encore – possible, mais aussi que tout pourrait ne plus être, entourés et comme gardés dans un enclos tel un troupeau que nous sommes tous par les milliers d’ogives nucléaires prêtes à fuser. 
Matthias Koch, comme tout opposant à l’industrie nucléaire, sait la fragilité émouvante et merveilleuse (c’est le même mot que « étonnant » en Grec) de la vie, combien elle demande de sollicitude et d’amour c’est-à-dire de responsabilité et combien cette responsabilité s’est diluée jusqu’à disparaître complètement dans les arguties des sophistes et des idéologues de la Finance internationale. Le petit loir palpitant au creux d’une main humaine, le profil de l’enfant tout entier tendu vers un ballon lancé en l’air, scène que l’on devine car elle est suggérée par sa seule ombre sur un mur, le cheval broutant son herbe avec des allures de gravure de Dürer, sont, parmi d’autres photographies ici présentées, des témoignages du regard bienveillant mais nostalgique du photographe. Ce sont des images ambigües, qui délivrent la vulnérabilité de tout ce qui est vivant et pouvant être objet de sollicitude ou tout aussi bien victime de cruauté, et sans doute l’Unheimlichkeit révèle-t-elle notre propre ambivalence intérieure, captifs que nous sommes de l’entre-deux de la vie et de la mort, du Bien et du mal, hôtes intimes coexistant en nous : le petit animal tremblant est à la merci de la main qui le porte, l’enfant jouant au ballon n’est perçu que dans son ombre c’est-à-dire son absence comme ces étranges clichés de vies soufflées à Hiroshima, le cheval est aussi celui du cauchemar de Füssli. 
Bien d’autres clichés que ces trois là suscitent ce sentiment à la lisière du malaise, car si forcer la noirceur/le noir de ce qui est dénoncé est l’affirmation d’une cohérence entre l’esthétique et l’éthique, en revanche cadrer un motif innocent pour en intensifier la présence en accentue du même coup la fragilité et donc le potentiel pouvoir de cruauté de qui le regarde; et c’est bien ce que produisent toutes ces photographies: leur inquiétante étrangeté est la force de la présence avec laquelle elles s’imposent à notre regard, elles nous appellent, nous demandent, nous convoquent et c’est finalement elles qui nous regardent; on ne peut provoquer mieux le concernement du spectateur, le chat noir de la couverture inaugurant ce renversement avec son regard insinuant, mi-obséquieux, mi-narquois. Nous sommes invités à voir et respecter parce que nous sommes capables d’ignorer et mépriser; le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.[3] 
Quand Lévinas parle du visage, il signifie l’altérité qui apparaît dans l’identité comme sa lumière même; qu’il me soit ici permis de détourner quelque peu sa pensée pour attribuer à la totalité du réel et non à la seule humanité cette dignité infinie du visage: et la chaise vide, le gant oublié par terre, la trace de la méduse, l’empreinte des pas dans le sable, les milliers d’étoiles au ciel d’été sont comme autant de cris jetés de la même présence qui appelle notre regard, notre soin, notre présence en retour.​​​​​​​
Cette mise en évidence insistante de la présence de ce qui est présent, on pourrait la caractériser comme l’expression par le geste photographique de la différence ontologique si l’on voulait développer une interprétation phénoménologique de ces images. L’on s’en tiendra ici à définir cette conversion du regard à laquelle appelle le photographe comme un plaidoyer pour l’être de ce qui est, la vie de ce qui vit, la merveille fragile de tout ce qui parvient à son éclosion depuis le néant.
[1]   Roland Barthes, La chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard- Seuil, Paris, 2012, p.128.
[2]   Christian Bobin, La grande vie, NRF Gallimard, Paris, 2014, p.73.
[3]   Emmanuel Lévinas, Ethique et Infini, Fayard, Paris 1982, p.106.
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